Le
plus beau slow de tous les temps. Vous ne le croirez pas, mais je n’ai
jamais dansé de slow. Je ne comprends pas, car je suis pourtant une
incurable romantique. Pendant cinq ans, j’ai gardé dans mon portefeuille
la photo de ce mec, dont j’ai oublié le prénom, et à qui je n’ai jamais
adressé la parole. Il était blond, il venait de Lille. Il faisait du
roller, alors je me suis mise au roller, en cachette. Mais bon, c’était
le bg de la colo, il avait 16 ans, j’en avais 18, « c’était impossible
». Ok, c’était y’a presque dix ans, mais je n’ai pas changé. Après la
thèse, je crois toujours qu’un beau tchèque va m’emmener sur son cheval
blanc pour aller ouvrir un surf-shop aux Maldives. Le problème, c’est
que j’y crois vraiment.
Salle
des fêtes de Villeneuve-la-Garenne, samedi 23 avril 1985, 1h du matin.
Il y avait un grand buffet dressé sur des nappes blanches en papier.
L’heure était déjà avancée, et ça se voyait. La nappe s’était déchirée
là où des verres avaient été renversés, des cacahuètes dans une assiette
en plastique baignaient dans un liquide marron où surnageaient deux
mégots, et il n’y avait plus de mini-mars depuis longtemps. Quelques
personnes dansaient encore, mais beaucoup étaient soit assises sur des
chaises posées le long des murs, ou bien étaient en train de fumer
dehors. Certains filles avaient retiré leurs talons et se massaient les
pieds. La porte des toilettes claquaient à chaque fois que quelqu’un
entrait ou sortait, et un bout de papier toilette collait par terre. Je
suis au buffet et je prends des poignées de curly, le seul truc qui
reste,et je noie le tout à la vodka-coca light. J’ai trop chaud et j’ai
l’impression que mes collants tombent, mais c’est délicat d’arranger ça
en public. Mon amie E. venait de sortir s’engueuler avec son copain,
comme d’habitude. Elle avait un trou dans sa robe, mais je ne lui avais
pas dit car elle m’énervait. Je préfère regarder les gens en faisant
semblant de m’amuser, et je n’ai pas envie de sortir pour ne pas me
mettre à fumer. A ma gauche, J. était en train de draguer Sandy, la
jolie blonde à qui j’ai toujours rêvé de ressembler. Elle est contre le
mur, les mains derrière le dos, elle le regarde par en-dessous, protégée
par le bras de J. qui retient le mur, au cas où il tomberait. Elle
avait des seins parfaits, petits mais intéressants tout de même, et
j’essayais d’arrêter de la mater. Si j’étais un mec, je l’aurais draguée
aussi. Bref, c’était la lose. Et là, j’entends les premières
notes. Je n’ose pas me retourner, car je sais que Romain, qui fait la
gueule comme d’habitude, est juste là, à quelques mètres. Je tente un
coup d’œil. Je lui souris. Il me sourit. Il portait un pantalon en
velours côtelé rouge, et mon cœur s’arrête. Je repose les curly dans
leur assiette et je m’essuie la main sur ma jupe. Je m’avance vers lui,
et je ne lui demande pas son avis, au cas où il aurait envie de dire
quelque chose qui gâcherait tout. Je lui dis juste : « tu danses », et
il se laisse faire. Je le serre contre moi. « If you’re lost, you can
look and you’ll find me ». Je m’accroche, je respire son odeur, et
j’oublie tous les autres cons qui m’entourent. Je suis seule avec lui
sous la boule à facettes, et mes talons ne font plus aucun bruit sur le
lino. « If you fall, I will catch you, I’ll be waiting ». J’oublie mon
collant, et j’essaie de penser à rien, transcendée par l’incongruité de
la situation et la voix de Cindy. Je ne sais plus si j’ai envie de rire
ou de pleurer alors dans le doute je fais un peu des deux. J’ouvre tout à
coup les yeux, et je vois J. qui me fait le signe de la victoire avec
le pouce. Je lui fais un doigt d’honneur et je referme les yeux. Je ne
sais plus quels bras m’entourent et me rassurent, mais ça n’a plus
d’importance. Je ne sais plus ce qui se passe, mais je m’enfiche enfin,
car dans mon rêve le plus fou, je n’aurais plus quatorze ans mais
vingt-sept.